Interview croisée entre Jean-Paul Scheuren, porte-parole de la Chambre immobilière luxembourgeoise, et Jerry Grbic, CEO de l’Association des Banques et Banquiers Luxembourg.
Quel regard portez-vous sur l’état de santé du marché immobilier ?
Jean-Paul Scheuren (JPS) : Nous constatons que le marché retrouve de la vigueur notamment au niveau des biens existants. Les chiffres tant au niveau du nombre de transactions qu’en matière de volumes sont proches de leur moyenne historique. Par contre, on ne peut pas faire le même constat au niveau de VEFAs. Ce marché peine à redémarrer. Mais, nous restons confiants. Nous savons que le marché va tôt ou tard se remettre. La question est de la durée de ce coût d’arrêt. Et c’est une dimension importante, car tout ce que nous n’avons pas construit ces derniers mois et dans les mois qui viennent, ce sont autant de biens qui ne seront pas disponibles à la location. Et là, il risque d’y avoir un effet domino. Nous risquons en effet de ne pas être en mesure d’offrir des logements à des conditions acceptables pour les jeunes qui veulent s’établir au Luxembourg et dont nous avons besoin pour faire tourner notre économie.
Jerry Grbic (JGr) : Nos membres nous dressent le même constat. Depuis, le début de l’année les clients se sont de nouveau rendus dans les banques. Ils se sont, en effet, progressivement adaptés à la « nouvelle normalité » des taux d’intérêt. Dans un premier temps, beaucoup ont été surpris, voire alarmés, par la hausse soudaine des taux, ce qui a retardé la décision d’investir dans l’immobilier. Beaucoup ont remis leur projet immobilier à un horizon plus lointain. Certains ont opté pour la location. Aujourd’hui, avec la stabilisation, puis la baisse des taux d’intérêt, les gens se rendent compte que l’ère de « l’argent bon marché » est révolue et que les taux ne reviendront pas aux niveaux proches de zéro de la dernière décennie. Cette visibilité apporte un regain de sérénité.
Cependant, l’intérêt de ces clients s’est surtout porté sur des logements construits. La situation au niveau des VEFAs reste dès lors difficile. Il en va non seulement de l’attractivité de notre pays pour des nouveaux talents, mais également de la pérennité d’un secteur dont dépendent les revenus de beaucoup de ménages : à savoir celui de la construction.
A quoi tiennent les difficultés du marché des VEFAs ?
JPS : Je ne pense pas qu’elles soient en lien avec les prix pratiqués, car des ajustements vers le bas ont été faits. Des corrections étaient nécessaires, car les prix avaient sans doute trop rapidement augmenté suite à la pandémie du COVID, notamment en raison de la hausse des prix de la construction. Parallèlement, nous savons que de nombreux investisseurs ont reporté leurs décisions d’achat. Ils ont, de ce fait, thésaurisé des capitaux sur leurs comptes en banque. Les moyens financiers ne manquent donc pas. Pour moi, le principal frein a plutôt trait aux appréhensions des clients de s’engager sur un projet dont ils craignent qu’il ne démarre ou ne s’achève pas.
JGr : La baisse assez conséquente des prix sur le marché secondaire et les difficultés largement médiatisées de quelques promoteurs isolés ont sans doute influé sur la décision des acheteurs. Cela dit en passant, et sans renier le charme des vieilles pierres, il convient également de relever que les prix au niveau des constructions sur plan ont aussi baissé et qu’investir dans du neuf peut être un calcul économique plus rentable à long terme. En effet, les nouvelles constructions ont de meilleures performances énergétiques et n’entraînent pas d’onéreux travaux de rénovation.
Est-ce le bon moment d’investir ?
JPS : Certainement. Ceux qui ont poussé la porte d’un bureau de vente ont sans doute constaté qu’on ne leur a jamais autant déroulé le tapis rouge qu’aujourd’hui. Les acquéreurs sont en position de force pour négocier des conditions favorables. Et il y a de l’offre sur le marché tant pour les investisseurs que pour ceux qui cherchent un logement. Mais, la fenêtre de tir est étroite. Il faut en effet tenir compte du fait qu’un certain nombre d’aides d’état sont limités dans le temps et que certaines mesures de soutien vont venir à échéance en fin de cette année. Autant en profiter avant que cela soit trop tard.
Depuis le début d’année, le gouvernement a effectivement pris un certain nombre de mesures pour relancer le marché de l’immobilier. N’y a-t-il pas un risque que les gens ne s’y retrouvent pas ?
JPS : Il manquait un endroit où de manière centralisée on pouvait saisir toutes ces aides par rapport à sa situation particulière, qu’on soit d’ailleurs investisseur ou acquéreur pour son propre compte. C’est pour cela que nous avons lancé le site Aides.lu. Sur celui-ci tout un chacun peut calculer son investissement, mais également savoir s’il peut bénéficier d’une subvention d’intérêt. Et au final de savoir, s’il est bankable ou non. Le site a été développé avec l’aide du Ministère du Logement et sera sans cesse mis à jour.

Le site aides.lu offrent de nombreuses fonctionnalités :
Deux simulateurs pour les primo-accédants : • Un simulateur permettant de calculer le crédit d’impôt « Bëllegen Akt » pour l’acquisition d’une résidence principale, avec des montants allant jusqu’à 40.000 € par personne (Mesure fiscale limitée à l’année 2024, en vigueur rétroactivement au 1er janvier 2024). • Un simulateur pour les subventions d’intérêt (mesure non limitée dans le temps) afin d’évaluer les économies possibles sur les intérêts d’emprunt. Des informations pour les investisseurs immobiliers : calcul des crédits d’impôt et des avantages fiscaux en cas d’investissement dans le logement locatif, notamment un crédit d’impôt de 20.000 € par personne physique ou 40.000 € par couple. Outre ces outils, le site propose une vue d’ensemble des mesures fiscales en vigueur, telles que : • La réduction du taux d’imposition des plus-values immobilières pour les ventes effectuées en 2024. • Des incitations fiscales pour la gestion locative sociale et les logements énergiquement performants. Il propose également : • Un accès simplifié à des informations détaillées sur les aides financières disponibles pour l’achat ou l’investissement immobilier. • Des simulateurs permettant de calculer les droits à l’aide en fonction des projets immobiliers individuels. • Un focus particulier sur les incitations fiscales spécifiques à l’année 2024, telles que l’amortissement accéléré pour les logements destinés à la location. |
JGr : Notre sentiment est en effet qu’un certain nombre de nos concitoyens restent persuadés qu’eu égard à la hausse des taux des prêts immobiliers, le bien de leur rêve reste inaccessible. Or, si on accumule les aides mises en place par l’État, les différentes tranches indicielles qui rétablissent le pouvoir d’achat et la baisse sensible des prix de l’immobilier, certains biens redeviennent accessibles. Un site comme aides.lu est dans ce contexte d’une grande utilité. Il s’inscrit en complément de l’accompagnement offert par les banquiers qui aident leurs clients à préparer de manière personnalisée chaque dossier de financement.
aides.lu apporte donc plus de visibilité, mais comment travailler l’autre volet que vous abordiez, à savoir la confiance des investisseurs ?
JPS : C’est en effet crucial. Je pense qu’en tant que professionnels, nous ne devons pas nous voiler la face. Nous avons connu des décennies glorieuses ou à peine un bien était dessiné sur un plan, qu’il était déjà vendu. Ces temps sont révolus et si nous voulons vendre nous devons faire des efforts pour regagner la confiance de nos concitoyens et apporter un surplus de valeur ajoutée. La bonne réputation des acteurs traditionnels n’y suffit plus. Sans compter que nous comptons dans nos rangs bon nombre de structures plus récentes extrêmement dynamiques, mais qui ne peuvent pas se reposer sur leur notoriété. Pour répondre à cet enjeu nous avons ainsi développé une charte de qualité qui doit apporter davantage de transparence.
JGr : La confiance reste une dimension primordiale que ce soit entre le client et son banquier ou avec un promoteur. N’oublions pas que la majorité des clients signent un engagement sur vingt à trente ans et ce pour un des plus projets les plus importants de leur vie : le toit sous lequel ils vont vivre et éventuellement voir grandir leur famille. Une telle charte axée sur la transparence va certainement dans le bon sens.

Les 4 dimensions de la Charte de qualité développeurs
• Garantie d’achèvement : les développeurs signataires de cette charte s’engagent à donner à leurs clients des explications sur ce que la garantie d’achèvement recouvre ou non (p.ex. le terrain, est-il couvert ou non) et auprès de qui – banque ou assurance – la garantie a été contractée. • Qualité de construction : le développeur rappellera les responsabilités et garanties, que ce soit sur le gros ou menu ouvrage, incompressibles ancrées dans le code civil. Il mentionnera également s’il a fait en plus le choix ou non de couvrir ces garanties par une assurance. A préciser, que si une assurance est contractée, elle jouera également en cas de faillite du développeur. De même, cela impliquera le recours à un bureau de contrôle indépendant mandaté par l’assureur. • La date de lancement et d’achèvement de la construction et les pénalités ou non prévues dans le contrat. • Le prix : le développeur précisera le prix de la construction, ainsi que le prix du terrain. Il mentionnera également si une indexation est-elle prévue, et, le cas échéant sur quoi elle porte et quel en est le taux. Plus d’informations sur : https://charte.lu/ |
Cette charte est-elle obligatoire et comment son application est-elle garantie ?
JPS : Elle n’est pas obligatoire. Nos membres qui souhaitent y adhérer et s’en prévaloir signent une convention avec la Chambre immobilière. Nous avons installé une Commission de Surveillance qui pourra effectuer des contrôles et recevoir d’éventuelles plaintes. Les promoteurs qui ne respecteront pas leur engagement seront dénoncés publiquement. Nous pensons que le risque de réputation qu’ils encourront est assez dissuasif.
Ici également notre ambition est de faire évoluer cette charte et de la renforcer au fur et à mesure. Nous sommes d’ailleurs d’avis qu’eu égard à la concurrence qui règne sur le marché, elle devrait inciter à une harmonisation de ces pratiques en matière de transparence.
Dans la crise du logement qu’on connait actuellement on a accusé les banques de tous les maux : elles seraient à l’origine de la montée des taux, auraient resserré les conditions d’octroi de crédits, auraient augmenté leurs marges etc. Jerry Grbic que répondez-vous à vos détracteurs ?
JGr : C’est vrai que nous avons passé pas mal d’énergie et de temps cette année à faire de la pédagogie pour combattre quelques idées préconçues.
Tout d’abord, il est essentiel de comprendre que les banques ne sont pas à l’origine de l’augmentation des taux d’intérêt en 2022. Cette décision a été prise par la Banque centrale européenne (BCE) dans le cadre de sa lutte contre l’inflation. Les banques ne sont que les instruments de cette politique, puisque les taux d’intérêt débiteurs et créditeurs qu’elles appliquent sont liés aux taux directeurs de la BCE.
Deuxièmement, la réduction des octrois de crédits s’explique plutôt par une diminution de la demande – pour les raisons que j’ai évoquées – ou par le fait que certains dossiers ne répondaient plus aux exigences réglementaires en matière d’octroi de crédits. Au Luxembourg, les prêts sont strictement réglementés pour protéger les consommateurs, avec des règles concernant les dépôts minimums et la capacité de remboursement. Au niveau de l’ABBL, nous sommes d’ailleurs constamment en contact avec notre régulateur, la CSSF, pour adapter le cadre réglementaire à la réalité du terrain. C’est ainsi que nous avions, en 2022 obtenu des adaptations à la réglementation concernant les crédits-relais.
Mais soyons clairs : les banques ont toujours voulu accorder des crédits et continueront à le faire. Cependant, elles ont toujours suivi une politique de prêt prudente, avec une double responsabilité : envers les épargnants qui leur confient leurs actifs – actifs qui ne doivent pas être mis en danger par des stratégies de prêt aventureuses – et envers les emprunteurs, en veillant à ce qu’ils ne s’endettent pas plus qu’ils ne peuvent le faire.
Au final, le fait que certaines personnes n’aient pas obtenu de crédit n’est pas dû à un changement de politique des banques. La raison en est plutôt que les obligations réglementaires auxquelles les banques sont tenues ne leur permettaient plus de leur accorder de crédits, soit parce que les capitaux de départ qu’elles pouvaient apporter au projet n’étaient pas suffisants, soit parce qu’elles n’auraient pas pu supporter la charge financière du crédit.
JPS : Les banques ont démontré qu’elles voulaient faire partie de la solution. Nous avons certes constaté une augmentation des dossiers qui n’ont pas abouti. Je ne pense néanmoins que cela ait tenu au fait que les banques aient changé leur politique en matière de crédit. Nous sommes tout à fait conscients que les banques ont des règles à observer et qu’elles sont en échange permanent avec leur régulateur à ce propos.
Par contre, nul n’est heureux de se voir opposer un refus et je pense que cela a refroidi pas mal de gens. C’est pour cela qu’il me semble important que les banques soient très transparentes sur les conditions auxquelles elles peuvent octroyer un crédit et sur leur vision du marché. Cela nous aidera également en tant que développeurs à mieux préparer nos dossiers.
Afin de relancer le marché de l’immobilier résidentiel, certaines banques ont uni leurs forces pour créer un nouveau mécanisme, le SPV Prolog Luxembourg S.A. Quel est son objectif ?
JGr : Il s’agit d’une structure de soutien pour le secteur de l’immobilier résidentiel en vue d’augmenter l’offre de logements achevés. Elle a été créée par cinq banques luxembourgeoises : Spuerkeess, Banque Internationale à Luxembourg (BIL), Banque Raiffeisen, Banque de Luxembourg et Société Nationale de Crédit et d’Investissement (SNCI) . Son objectif est de débloquer la situation de projets dont la vente a démarré, mais qui n’arrivent pas à commencer la construction faute de préventes suffisantes. En proposant une option d’achat, moyennant une décote sur les biens non-vendus, Prolog Luxembourg S.A. permet au promoteur d’obtenir les garanties d’achèvement nécessaires pour la réalisation de son projet. Le mécanisme apporte ainsi de la prévisibilité aux acquéreurs existants, au promoteur et aux potentiels acheteurs. Tous sauront que le projet sera réalisé. L’enveloppe mobilisée par les cinq banques actionnaires s’élève à EUR 250 millions, ce qui permettra, en cas d’utilisation maximale du mécanisme, la mise sur le marché d’environ 800 à 1’300 logements.

On entend beaucoup d’interprétations différentes sur les critères d’éligibilité appliqués par le Prolog Luxembourg S.A. Pouvez-vous apporter des éclaircissements à ce sujet ?
JGr : Les critères d’éligibilité retenus sont les suivants :
Seuls les biens dont le financement du terrain et de la construction est assuré par l’une des banques actionnaires de Prolog Luxembourg S.A. sont éligibles. Pour que le mécanisme émette définitivement une option d’achat, un taux de prévente minimum de 30 % du prix de vente avant décote est requis, soit par un accord bancaire, soit par la présentation d’une preuve de solvabilité.
La sélection des biens s’effectue à l’aide d’une matrice basée sur le nombre de chambres, avec une surface minimale et maximale en mètres carrés. Cette matrice s’inspire des standards du marché abordable, par exemple, une fourchette de 55 à 99 m² pour un bien comportant deux chambres. L’objectif est en effet de mettre sur le marché des biens qui correspondent à la demande générale et non des biens de luxe.
Les promoteurs doivent souscrire à une assurance décennale et biennale, représentant environ 1 % du coût, ainsi qu’à une assurance tous risques chantier, correspondant à environ 0,2 % du coût. Ces assurances sont calculées sur la base des dépenses liées à la construction, incluant les frais d’architecte, d’ingénierie, et d’infrastructures.
Enfin, des limites sont imposées quant aux options de vente disponibles par projet et par promoteur.
Comment le secteur de l’immobilier perçoit-il cette initiative ? Et comment analysez-vous ses débuts timides ?
JPS : Le Prolog est une bonne initiative en soi. Les difficultés se cristallisent autour du taux de préventes. Beaucoup de projets ont du mal à atteindre ce niveau. Peut-être faut-il trouver tous ensemble ou via des initiatives individuelles d’autres solutions innovantes pour surmonter cette difficulté.
JGr : Le taux de prévente minimum est en effet un critère incompressible pour que l’option d’achat joue. En effet, si le taux de prévente est trop faible, le coût de financement intermédiaire risque de fragiliser le projet dans sa totalité. Or, l’objectif du banquier est aussi de protéger l’acquéreur final. Par contre, nous invitons tous les promoteurs à se rapprocher de leur banque pour leur présenter le projet même si ce quota n’est pas atteint. En effet, la banque et le comité de sélection de Prolog Luxembourg S.A. pourront déjà analyser le dossier et émettre un avis favorable. Nous sommes convaincus que cet avis est un argument qui donne confiance aux acheteurs hésitants. Par ailleurs, je suis de naturel optimiste, et je crois que de chaque crise naissent des opportunités. Je vois ici évoluer la manière dont banques et secteur de l’immobilier peuvent travailler ensemble pour trouver des solutions.